INÉGALITÉ ET INDIVIDUALISME
Cet été, les conversations passionnantes échangées par courriels avec une amie partie en voyage m’ont suggéré une idée de billet à publier sur le blog. Nos discussions gravitent principalement autour de deux concepts qui sont : les inégalités et l’individualisme.
Je défends la thèse selon laquelle l’individualisme est un frein parmi d’autres à la constitution d’un mouvement solidaire destiné à lutter contre les inégalités.
Mon amie pense que de tout temps, « chacun cherche à survivre pour lui et sa famille, puis progressivement quand le niveau de vie s’améliore, à vivre le mieux possible pour lui et ses proches »
Nous nous rejoignons sur deux points essentiels ;
Quelques idées émergent de cette correspondance…
Il existe 2 types d’inégalités : naturelles et sociales.
La politique devrait s’employer à rectifier ou, de manière plus réaliste, atténuer les inégalités naturelles et surtout sociales. Or, force est de constater que, quels que soient les gouvernements successifs, les inégalités se creusent...
Ce n’est pas moi qui le dis, mais le très respectable Institut national de la statistique INSEE.
Et pourtant, pourquoi les laisser pour compte, ceux qui souffrent de discriminations ne se regroupent-ils pas pour revendiquer plus de justice ?
François Dubet1 fait la remarque suivante :
« Si la conscience des inégalités semble s’accentuer, elle ne débouche pas pour autant sur des formes d’action collective véritablement intégrées et organisées. »
Certes, les réseaux sociaux jouent désormais un rôle important en termes de lien social favorisant des mouvements remarquables, Les Indignés, Le Printemps arabe, Occupy Wall Street (OWS), mais ces mobilisations s’essoufflent faute d’un véritable projet collectif.
Les déçus de la gauche, celle même dont la mission relève de la réduction des différences, de l’amélioration des conditions d’existence des plus démunis, du maintien du niveau de vie des classes dites « moyennes », se tournent, en désespoir de cause, vers le parti obscur qui rend « l’autre pauvre », l’immigré, l’étranger, coupable de leurs maux. Ils se réfugient dans un constat amer et résigné, voire haineux, mais se mobilisent peu.
De l’individualisme démocratique à l’égocentrisme.
La tendance à l’individualisme dans nos sociétés contemporaines me semble expliquer bien des choses. À cet égard, le sociologue Olivier Bobineau2 fait la remarque suivante :
« Quand nous disons « individualiste », il n’y a pas de jugement de valeur. Il s’agit, à la suite de l’anthropologue Louis Dumont, de signifier que notre modernité consacre un état d’esprit d’individus égaux et libres, contrairement à l’esprit des sociétés anciennes où régnait une compréhension foncièrement inégalitaire et hiérarchique du lien entre les hommes, avec la subordination à la société des éléments et parties la composant (Dumont, 1966, 1977 et 1991) »
Ce constat peut être attribué à différents facteurs, parmi lesquels certains me sont apparus comme déterminants :
La génération « contestataire » s’oppose à la génération « attestataire »
D’une part, les générations issues de mai 68 en réaction à une éducation rigide et liberticide tentent de donner à leur progéniture tout ce dont ils ont été privés, à savoir l’épanouissement, l’autonomie. L’enfant devient alors le centre de l’intérêt familial et développera, dans certains cas à l’âge adulte, un égo surdimensionné. Il refuse les règles collectives et fait preuve d’une absence de compassion envers autrui.
Les années 80 ; l’avènement d’un nouveau capitalisme
Parallèlement, les bouleversements économiques et technologiques, la flexibilité du travail, ont entrainé un processus croissant d’individualisation des relations. Depuis le début des années 80, le néolibéralisme prône davantage les droits individuels que les droits collectifs. Le profit, la performance, la précarisation de l’emploi contribuent à la mise en concurrence des salariés lesquels, précédemment se rassemblaient pour lutter contre un « ennemi commun ». C’est le règne du « chacun pour soi ».
François Dubet1 pense que l’homme moderne ressent les inégalités comme brutales, même si elles le sont parfois moins qu’auparavant, tout en se considérant comme responsable de ce qui lui arrive.
Le consumérisme ; le désir anéanti par les pulsions
Enfin, le système économique par lui-même encourage un certain narcissisme en jouant sur les pulsions, antagonistes du désir, que Bernard Stiegler3 considère comme un des fondements de notre société consumériste. « Or, généralement, ce qui fait la valeur de la vie (aimer quelqu’un, admirer une œuvre, défendre une idée...) n’a pas de prix : les objets du désir sont par structure infinis, c’est-à-dire incalculables. En les soumettant au marché, on détruit le désir, qui est réduit à un calcul. Cela produit une société démotivée, qui a perdu toute confiance en elle, où il n’y a plus de relations sociales, et où triomphe le contraire du désir, à savoir la pulsion : la guerre de tous contre tous, une société policière » « Une société très dangereuse. »
Aujourd’hui, nous sommes entrés dans ce qu’Olivier Bobineau nomme l’ère de « la troisième modernité »* ou ère du « tribalisme » dans laquelle l’individualisme perdure. L’individu appartient à des microgroupes. Il leurs manifeste son intégration par des signes d’identification tels les vêtements, les tatouages, etc. l’homme hypermoderne est engagé dans « une construction identitaire selon ses desiderata. ».
Au regard de ce constat somme toute assez pessimiste, on peut s’interroger sur le moyen de faire société.
Comment construire un avenir commun ?
La contrepartie d’un individualisme exacerbé entraine également une exigence et un sens critique très développé envers les institutions, le pouvoir. Pour aller plus loin, on assiste sur l’ensemble de la planète à un attachement croissant aux droits de l’homme.
- Mondialisation, développement des communications
La mondialisation conduit les citoyens à faire preuve d’ouverture et donc de tolérance. L’altermondialisme représente une des premières manifestations politiques d’un engagement citoyen, coopératif, associatif à l’échelle mondiale. Au plan local, des initiatives de soutien scolaire, de loisirs éducatifs, de banques alimentaires, d’action sociale d’urgence, se constituent.
Le développement d’Internet favorise les échanges et le partage : logiciels libres, sites internet collaboratifs, forum.
- Économies parallèles
On assiste au développement de nouvelles formes d’économie plus respectueuses de l’environnement et plus humaines : microcrédit, structures d’économie sociale et solidaire, réseaux coopératifs.
- L’éducation
Parmi les moyens de lier le « je » et le « nous », l’éducation doit jouer un rôle primordial en mettant l’accent sur une réelle égalité des chances ;
- une école offrant les mêmes possibilités de réussite à tous en allouant plus d’aides à ceux qui en plus besoin.
- un système éducatif qui veille à lutter contre les discriminations et l’exclusion.
Du territoire à l’ensemble du monde : une participation citoyenne à la vie politique s’impose.
La reconnaissance des individus en tant que citoyens égaux devant le droit et la reconnaissance de la dignité des personnes dans leur diversité constituent des prérequis fondamentaux pour faire société. L’accroissement des injustices qui alimente les peurs, les replis et les recherches d’identités entraine des formes de demandes de légitimations émanant d’individus ou de groupes. Ces revendications témoignent d’une aspiration à l’équité et d’un besoin profond : celui d’être inclus dans l’échange social. Cette intégration pourrait prendre pour expression le droit de vote local pour les résidents étrangers, dispositif complété par d’autres mesures comme la représentation politique, la participation civique et sa valorisation, la visibilité médiatique.
Or, la dimension autocratique de l’état est un frein au sentiment d’appartenance du citoyen à une communauté. Ce dernier se sent de plus en plus évincé du débat et les représentants politiques en raison de leur éloignement des préoccupations quotidiennes du peuple se coupent chaque jour davantage de leur électorat. L’organisation de l’Europe en ce sens a accentué cette impression d’isolement de la population par rapport à ses dirigeants.
Dominique Rousseau5 dans un entretien avec Joseph Gonfavreux pour Médiapart exprime la nécessité d’une participation civile à la vie politique : « Aujourd’hui, l’Assemblée nationale représente le citoyen abstrait et il faut une autre assemblée pour représenter les citoyens concrets, c’est-à-dire situés dans leurs activités professionnelles et sociales. Et il faut bien sûr reconnaître à cette assemblée un pouvoir délibératif et non seulement consultatif. »
L’abbé Emmanuel, Joseph SIEYÈS
(1748 - 1836), célèbre dès 1788 par son Essai sur les privilèges synthétise avec la plus grande pertinence les aspirations du peuple :
Vers la fin du travail ?
Mais, pour s’investir dans la vie de la cité encore faut-il du temps…
Depuis le XIXe siècle, le travail occupe une place prédominante dans l’activité humaine. Or, nous constatons que beaucoup d’entre nous, conséquence de la crise, mais aussi, développement des nouvelles technologies en sont privés. Certains économistes pensent même, à l’instar de Jeremy Rifkin6 que les emplois sont condamnés à disparaître en grande partie : nous entrons dans l’âge de l’informatisation, qui ne pourra jamais absorber les millions de travailleurs qu’employaient l’agriculture, puis l’industrie, puis le tertiaire.
Est-ce un mal social ou une occasion offerte à l’homme de mettre à profit un temps libéré pour se consacrer à d’autres activités que celles assez réductrices de ses obligations professionnelles ?
L’allocation d’un revenu inconditionnel attribué au citoyen dès sa naissance jusqu’à sa mort représente non seulement un moyen de résorber la pauvreté mais aussi une opportunité pour l’individu exonéré d’un travail aliénant de s’investir dans la société civile.
Un engagement politique, associatif constitue une source d’épanouissement et un sentiment d’utilité sociale.
« Le travailleur n’est pas seulement un travailleur, un producteur, c’est aussi un corps, un esprit, un parent, un citoyen, et chacun de ces rôles nécessitent un temps propre, une disponibilité qui fait obstacle à la pure logique du marché » écrit Dominique Méda4.
Repenser la société
Nous aurons compris que l’application des diverses transformations sociales et politiques évoquées tout au long de ce texte exige la refonte de notre modèle de société, de ses structures mêmes, économiques et philosophiques.
Au regard du dérèglement écologique, du profond malaise social et politique, nous constatons que ni le système néolibéral actuel ni les régimes politiques expérimentés tout au long de l’aventure humaine n’apportent de réponses véritablement satisfaisantes.
Sans doute faut-il songer à vivre différemment, de manière plus simple, sans pour autant renoncer aux progrès technologiques que l’on peut mettre au service de la population et de la nature ?
L’individu ne peut se résigner au statut réducteur de consommateur qui engendre beaucoup de frustration et jamais de véritable satiété.
Il existe en chacun de nous bien d’autres sources de richesse.
La première modernité couvrirait la période du milieu du XIXe siècle aux années 1960. Cet « individualisme abstrait » (De Singly 2005) met en avant la vision d’un individu doué de raison qui, à la suite des Lumières, s’émancipe des traditions communautaires.
À partir des années 1960, avec la deuxième modernité apparaît « l’individualisme concret ». Avec ce dernier, « Il ne s’agit plus tant de se séparer de ses attaches communautaires au nom de la raison émancipatrice que de développer l’individu en revendiquant son originalité, son authenticité et son indépendance » (Bobineau & Tank- Storper, 2007).
Dans le cadre de la troisième modernité, « l’individu se construit et se singularise aujourd’hui non pas tant en se référant à son authentique et originale individualité (deuxième modernité) » qu’en s’appropriant des caractéristiques communautaires et affinitaires – celles de son quartier, de sa région, de sa culture singulière, de sa religion, de ses réseaux de prédilection... ou encore celles de ses parents. Affinités, par conséquent, partagées en cercles restreints.
Quelques repères bibliographiques.
1 : François Dubet est sociologue et directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Inégalités et justice sociale, sous la direction de François Dubet. Éd. La Découverte. Pourquoi moi ? L'expérience des discriminations, Éd. Seuil, 2013.
2 : Olivier Bobineau, est sociologue « La troisième modernité, ou l'individualisme confinitaire » SociologieS [En ligne], Théories et recherches, mis en ligne le 06 juillet 2011, URL : https://sociologies.revues.org/3536
3 : Bernard Stiegler est philosophe, directeur de l’IRI, Institut de Recherche et d’Innovation au Centre Georges Pompidou et président de « ARS INDUSTRIALIS », cercle de réflexion. Ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue, de la pharmacologie, Éd. Flammarion, 2010. États de choc - Bêtise et savoir au XXIe siècle, Éd.Fayard/Mille et une nuits, 2012.
4 : Dominique Méda est normalienne philosophe et sociologue Professeure de sociologie à Paris-Dauphine. Elle est également directrice de l'Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso). Qu’est-ce que la richesse ? Réed.Champ-Flammarion, 2000. La mystique de la croissance. Comment s'en libérer, Éd. Flammarion, 2013.
5 : Dominique Rousseau est professeur de droit constitutionnel à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et préconise l’écriture d’une nouvelle constitution. La Ve République se meurt, vive la démocratie, Éd. Odile Jacob, 2007.
6 : Jeremy Rifkin : La troisième révolution industrielle Éd. Les liens qui libèrent, 2012, La Fin du travail Éd. La Découverte, 2007.
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