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Hommage aux habitants des Alpes
Depuis plusieurs années maintenant, les habitants de la Roya (Alpes-Maritimes) ainsi que de la Ligurie de l’autre côté de la frontière, de Briançon dans les Hautes-Alpes et de Bardonecchia sur le versant italien ont créé une chaine de solidarité pour venir en aide aux migrants.
Ces derniers se jettent à corps perdu dans une mer souvent hostile, dans des conditions qui dépassent l’imagination, à bord d’embarcations de fortune, et sachant qu’ils n’arriveront peut-être jamais sur les rives salvatrices. Là, une lueur d’espoir éclaire un horizon obscur. Confrontée brutalement aux bureaucraties occidentales, elle s’éteint rapidement.
S’en suit une errance de pays en pays sur les chemins les plus vertigineux, par les cols les plus escarpés dont la neige efface les contours ; ni l’hiver glacial des sommets ni les sentiers abrupts et rocailleux ne sont dissuasifs.
L’énergie du désespoir est plus puissante, le courage n’a pas de limites.
L’écrivain et alpiniste Erri de Luca nous dit : « Ce qui me frappe, c’est à quel point on peut être aveugle face à la montagne. Le pouvoir politique s’imagine que les montagnes sont des barrières, des murailles. Mais les montagnes sont le plus grand éventail de passages possibles. Entre des versants et à travers un réseau immense de sentiers non contrôlables empruntés par toute l’histoire humaine. Les montagnes sont une voie de communication. Les Hautes-Alpes n’ont jamais empêché une armée… Les pouvoirs s’imaginent qu’on peut bloquer les montagnes. Mais si on peut passer par un endroit aussi inconfortable que le sommet du mont Blanc, on peut passer partout ! »
Dans ce contexte naturel sublime et dangereux, des solidarités s’expriment. Les habitants de l’arc alpin se mobilisent pour accueillir, aider, soigner, réconforter montrant ainsi que la montagne représente une barrière, mais aussi un refuge. Ils sont condamnés pour ces actes d’humanité qui deviennent de véritables actes de bravoure.
" Quand la fraternité est illégale, il faut désobéir..." ajoute Erri de Luca.
Le réchauffement climatique et ses conséquences sur la fiabilité de l’enneigement naturel
Une saison de ski alpin débute généralement à la mi-décembre et s’achève à la mi-avril, soit environ 120 jours d’activité à nuancer bien entendu en fonction de l’enneigement. Les pics de fréquentation se situent pendant la période Noël/Jour de l’An, les vacances de février et de printemps.
La viabilité financière du tourisme d’hiver repose donc dans une large mesure sur :
- Les précipitations neigeuses
- La fiabilité de l’enneigement des domaines skiables
Quelle est la quantité de neige nécessaire pour assurer l’exploitation des pistes de ski ?
D’un point de vue strictement technique, 30 centimètres de neige suffisent pour assurer un fonctionnement sans danger.
50 centimètres offrent des conditions satisfaisantes et 75 centimètres des conditions excellentes.
Cependant, les pentes rocheuses, à des altitudes élevées, peuvent exiger une épaisseur de neige beaucoup plus importante pour être skiables (jusqu’à 1 mètre).
Sous l’influence du réchauffement climatique, le manteau neigeux alpin diminuera et impactera la fiabilité de l’enneigement naturel. La fiabilité de l’enneigement naturel s’appuie principalement sur la règle des 100 jours (Witmer (1986),selon laquelle pour exploiter un domaine skiable avec un résultat satisfaisant, il faut un manteau neigeux suffisant pour la pratique du ski pendant au moins cent jours par saison. Cette règle n’est pas immuable, mais elle représente un outil de travail utilisé par exemple par bon nombre de grands domaines en Suisse.
Selon les estimations, dans un climat plus chaud, la limite des neiges, ainsi que la limite de la fiabilité de l’enneigement naturel, monteraient de 150 mètres par degré Celsius gagné (Föhn, 1990 et Haeberli et Beniston, 1998).
Dans une perspective de modification du climat plus ou moins importante, nous pourrions être amenés au constat suivant :
- Dans les régions où la limite de la fiabilité de l’enneigement naturel se situe actuellement à 1050 m, elle passera à 1200 m, 1350 m ou 1650 m si le réchauffement est de 1 °C, de 2 °C ou de 4 °C, respectivement.
- Dans les régions où la limite de la fiabilité de l’enneigement naturel se situe actuellement à 1200 m, elle passera à 1350 m (1 °C), 1500 m (2 °C) et 1 800 m (4 °C).
- Dans les régions où la limite de la fiabilité de l’enneigement naturel se situe actuellement à 1500 m, elle passera à 1650 m (1 °C), 1800 m (2 °C) et 2 100 m (4 °C)
Incidences globales dans l’arc alpin
On compte 666 domaines skiables alpins dans l’ensemble du massif.
Dans les conditions climatiques actuelles, 609 des domaines peuvent être considérés comme fiables du point de vue de l’enneigement naturel.
Dans la perspective d’un réchauffement, le nombre de domaines fiables pourrait chuter de :
Pour 1 degré à 500 (75% des domaines existant aujourd’hui)
Pour 2 degrés à 404 (61% des domaines existant aujourd’hui)
Pour 4 degrés à 202 (30 % des domaines existant aujourd’hui)
Incidences au niveau national dans les différents pays de l’arc alpin
La sensibilité des domaines skiables au changement climatique est très différente d’un pays à l’autre.
L’Allemagne vient en tête des pays les plus touchés, suivie par l’Autriche, la France reste dans la moyenne et l’Italie se maintient un peu au-dessus. En Suisse, les conséquences sont moins sensibles.
Pays | Nombre de domaines skiables | Enneigement fiable dans les conditions actuelles | +1°C | +2°C | +4°C |
Autriche | 228 | 199 | 153 | 115 | 47 |
Suisse | 164 | 159 | 142 | 129 | 78 |
Allemagne | 39 | 27 | 11 | 5 | 1 |
France | 148 | 143 | 123 | 96 | 55 |
Italie | 87 | 81 | 71 | 59 | 21 |
Total | 666 | 609 | 500 | 404 | 202 |
Autriche et Allemagne
Ce sont les pays les plus affectés, car beaucoup de domaines se situent à faible altitude, comme en témoignent celles de Schladming et de Kitzbühl, mondialement connues, qui ne se trouvent qu’à 745 m et 800 m au-dessus du niveau de la mer. Il en va de même pour les stations bavaroises.
Suisse
Les domaines skiables de Suisse seront les moins atteints par les conséquences du réchauffement climatique de toutes les Alpes. Cependant, il existe de nettes différences entre régions. Si l’enneigement naturel restait fiable dans une vaste majorité des domaines des Grisons et du Valais, toutes les autres régions de Suisse seraient touchées beaucoup plus durement.
France
En France, beaucoup de domaines skiables atteignent des altitudes assez hautes. Cela est dû à la présence de massifs élevés et à la construction de « stations intégrées » (stations créées uniquement pour la pratique du ski) pour lesquelles le tourisme d’hiver français est réputé. Ces stations par elles-mêmes sont généralement situées à des altitudes relativement élevées, au-dessus des villages traditionnels.
Italie
De manière générale, les domaines skiables italiens se caractérisent par des plages d’altitude élevée. Beaucoup de stations d’altitude se trouvent dans le Nord-ouest, dans les hauts massifs du Mont-Blanc et du Mont-Rose. L’impact du changement climatique serait donc plus atténué. Les massifs de la partie orientale seraient plus durement affecté.
14-stations-ski-Alpes-nord-face-rechauffement-climatique-Tome-2.pdf
OCDE_Changement Climatique.pdf
L’hiver sans neige sonne le glas du ski industriel
Le billet économique : Les stations de ski face au défi climatique (Marie Viennot-France Culture)
Les stations_de_ski_face_au_defi_climatique.pdf
Reportage de "C'est pas sorcier".
Voici quelques données très intéressantes sur l’économie du ski et son devenir face au changement climatique.
Dans sa captivante chronique « La bulle économique - A qui profite le ski ? » sur France Culture, Marie Viennot décrit en quelques minutes, mais avec beaucoup de précision tout le système lié à cette activité sportive, le poids économique quelle génère et la fragilité qui la menace.
Avec ses 250 stations de ski, la France est la troisième destination en journée de ski (51 millions en 2017) après l’Autriche et les États-Unis (54 millions).
Le ski peut représenter une activité très lucrative, mais aussi un gouffre financier. Les investissements sont très lourds (remontées mécaniques, canons à neige) et les revenus aléatoires.
D’autant qu’avec le réchauffement climatique, le problème de l’enneigement se pose de manière prégnante.
A qui profite le ski?
Pour aller plus loin :
Un article intéressant de la CIPRA sur le mode de vie alpin du XXIe siècle.
D’un côté, des villes qui prospèrent, de l’autre, des villages de montagne qui se vident. La réalité est rarement aussi nette que l’image que l’on s’en fait. Certes, les régions rurales ont souvent des taux de croissance inférieurs à ceux des centres urbains, voire parfois négatifs. Mais la croissance n’est pas un paramètre de la qualité de vie.
Werner Bätzing et Whatsalp
Le 22 septembre dernier, nous rejoignions le géographe Werner Bätzing à Sambuco un village de la Valle Stura dans le Piémont italien. Werner y organisait une excursion ayant pour thème la visite de villages/hameaux de montagne, de moyenne altitude (1400 mètres), habités jusqu’aux années soixante et désormais abandonnés.
Le géographe, grand spécialiste des Alpes, étudie depuis longtemps cette vallée des Alpes occidentales qui accuse une tendance régulière au dépeuplement. Ses différents ouvrages mettent en évidence le contraste avec une autre région des Alpes située à l’est de la chaine en Autriche, Gastein. Ce centre thermal également station de sports d’hiver de style « Belle époque » développe une activité économique florissante qui explique en partie le dynamisme de sa démographie.
Cette excursion était organisée à l’intention des marcheurs de « Whatsalp ». Ce groupe de spécialistes des Alpes qui œuvre dans le cadre de « La convention alpine » entamait une traversée pédestre de la chaine alpine avec pour double objectif de dresser un état des lieux des Alpes en 2017 et d’établir une comparaison avec le constat délivré en 1992 par le groupe « TransAlpedes ». Certains protagonistes de ce dernier participaient au projet Whatsalp 2017 qui réalisait le même parcours.
L’aventure débutait à Vienne le 3 juin 2017 et s’achevait à Nice le 29 septembre.
Ce long périple de 1800 km était émaillé de rencontres avec des collectivités, des individus qui œuvrent pour les Alpes, plusieurs centaines de personnes accompagnaient le groupe pendant une ou plusieurs étapes.
Voici en quelques points, les constats les plus importants :
- Le réchauffement climatique a continué de progresser et ses conséquences sont de plus en plus visibles.
- De nouvelles formes de tourisme proches de la nature s’opposent à un tourisme intensif et non écologique, orienté vers une clientèle mondiale.
- Le transit des marchandises par la route a continué d’augmenter, et le trafic de loisir motorisé s’est lui aussi fortement développé au cours des 25 dernières années.
- La transition énergétique entraîne de nouveaux conflits entre les projets énergétiques et la protection des paysages.
- Pour les nouveaux parcs et les grands espaces protégés, une question se pose : protéger les paysages ruraux ou la nature sauvage ?
- L’agriculture biologique est devenue depuis 1992 une réalité dans de nombreuses vallées, tandis que d’autres territoires restent dominés par une agriculture et une exploitation forestière intensives et non écologiques.
- La population des Alpes croît rapidement, mais de nombreux territoires sont touchés par un dépeuplement massif ; et l’arrivée de réfugiés par l’Italie confronte les régions alpines à de grands défis.
Une conclusion plutôt optimiste…
L’espace alpin peut être façonné de manière plus soutenable dans les 25 prochaines années, avant qu’un autre groupe n’entreprenne une nouvelle traversée des Alpes.
Premier bilan établi par les protagonistes
https://whatsalp.org/wp-content/uploads/2016/09/170929_whatsalp_fr.pdf
Menton : Les migrants de l’autre côté du miroir.
Le journaliste italien Massimo Calandri, correspondant à Gênes pour le quotidien « La Repubblica » est venu enquêter à Menton sur la condition préoccupante des migrants. Les médias français nous abreuvent d’images de naufrages sur les côtes italiennes, mais lorsqu’il s’agit de la frontière franco-italienne, en fonction de l’effet recherché, certains minimisant le phénomène, d’autres au contraire l’amplifiant, finalement, peu de reportages traitent avec objectivité de la situation à Menton. Pour y travailler et franchir régulièrement la limite entre les deux régions européennes, je connais un peu la conjoncture dans cette petite ville tranquille.
Il m’a paru intéressant de traduire l’article du journaliste qui dépeint avec justesse et sensibilité le contexte mentonnais, nettement moins dramatique qu’en Italie, car le bras de fer qui oppose Manuel Valls et Matteo Renzi semble pencher pour l’instant « en faveur » du Premier ministre français. Rares sont les migrants qui réussissent à pénétrer véritablement sur notre territoire.
Le microcosme mentonnais incarne à moindre échelle l’état d’esprit européen actuel : l’émotion devant la souffrance de ces pauvres gens que l’on ne veut toutefois pas voir chez soi…
Crise de 2008, absence d’identité politique et sociale de l’Union européenne, globalisation ? Beaucoup de facteurs expliquent la tendance au repli sur soi, mais on pourra ériger tous les murs du monde, virtuels ou réels, rien n’arrêtera les migrants. Ils n’ont rien à perdre, la mort ne les effraie pas ; ils l’ont côtoyée de si près qu’elle leur est désormais familière.
Entre baigneurs et parasols, Menton ne fait semblant de rien.
D’après Massimo Calandri
À cent mètres de là, cela semble une tout autre histoire. Une petite crique entre les rochers. Quelques couples prennent le soleil ; une jeune fille nage et rit effrayée, son fiancé vient de plonger et la poursuit. Sur la promenade, une élégante dame d’âge mûr est contrariée ; son grand chapeau de paille risque de s’envoler. Le Libeccio : vent chaud, africain.
Mais cent pas plus loin, de l’autre côté de la frontière entre l’Italie et la France, au-delà de ce mur de gendarmes et fourgons, le vent souffle également, plus léger. Cependant, ne vous y fiez pas. C’est seulement une impression.
« Indésirables » titre Nice-Matin, le quotidien local. Une grande photo de la gare de Vintimille, avec la foule des migrants et de la police. Dans l’article, l’adjectif « misérables » est répété à plusieurs reprises ainsi que les mots : peur, tension, illégal. Il y a un entretien avec Enrico Ioculano, le maire : il est décrit comme « un jeune playboy italien à Rayban », élégant, élu après qu’une enquête sur la mafia a fait place nette des politiques.
Le maire de Menton, lui, est Jean-Claude Guibal, 74 ans et depuis 25 ans premier magistrat de la ville. C’est un responsable politique membre de l'Ump, désormais rebaptisé « les Républicains », le parti de droite de Sarkozy. Son épouse est la sénatrice Colette Giudicelli, numéro deux du conseil général des Alpes-Maritimes, présidé par Éric Ciotti, « Monsieur Sécurité ». Tous Républicains. Du reste, dans la riche et conservatrice Riviera française il ne pourrait en être autrement. Menton ressemble à Santa Margherita Ligure : 30.000 habitants, fréquentation touristique d’une classe moyenne supérieure, rues propres et limitation de la vitesse à 30 km/h, un beau musée dédié à Cocteau, beaucoup de villas, mais aussi des studios : les Français du Nord, voire les Italiens, après leur retraite ont investi ici, climat mythique et tranquillité. Jean-Claude Guibal a demandé hier au Premier ministre Manuel Valls de « maintenir la frontière fermée et protégée, ne serait-ce que pour faire comprendre à celui qui penserait émigrer qu’en Europe il n’aura pas d’avenir ».
Après la frontière, en passant par le Pont Saint-Louis, la route du bord de mer, le premier magasin est une boulangerie qui fait aussi bar ; la propriétaire de « L’amie de pain », Stéphanie, est une jeune femme blonde. Elle dit que cela fait de la peine de voir « les migrants traités comme des chiens, prisonniers d’une loi qui n’existe pas. Et quelle honte, les gens qui bronzent devant eux en faisant mine de rien. »
Hier matin, un monsieur, un Italien a acheté beaucoup de croissants : « Il disait qu’il les aurait portés à ces garçons. Ainsi, nous leur avons donné nos « baguettes ». Ce n’est pas beaucoup, mais c’est tout de même quelque chose. » Ces dernières années il en a vu des centaines, passer la frontière à pieds, silencieux, la tête basse. Et de poursuivre « Personne ne m’a jamais créé de problèmes. Menton est une ville tranquille. Mais, les choses ont changé depuis quelques mois, car avant, ils étaient seulement de passage, ils ne s’arrêtaient pas en France. Maintenant, c’est différent. Désormais, les Français ont peur. »
Jean-Michel, pharmacien à la « Hanbury » magasin situé à l’entrée de Menton, se revendique un français exemplaire : « ni droite, ni gauche, je ne vote plus. Mais je travaille dur, je paye mes impôts. » Et il dit que non, les migrants ne doivent plus venir en France. « Ils traversent le pays et arrivent à Calais au bord de la Manche. Cela ne posait pas de problèmes quand ils allaient en Angleterre, en Hollande, ou en Allemagne. Mais aujourd’hui, ils ne réussissent plus à passer et on les retrouve quelque part travaillant au noir, alors que les Français sont au chômage. Santé, école et services : nous devons payer pour eux, mais aujourd’hui, il n’y a plus d’argent ».
Le Narval est le bar le plus ancien de Menton : vingt ans en arrière, les Italiens venaient acheter cigarettes et alcool. Désormais, c’est le contraire qui se passe, ce sont les Français qui vont au bar Conad, un kilomètre plus loin en Italie : les prix sont plus intéressants. « Mais les Italiens continuent à être d’excellents clients, car ici il peuvent jouer aux courses ». Cependant, depuis quelques jours, ils disent que l’on ne voit plus personne : avec le blocage à la frontière, les gens n’ont pas envie de faire la queue. Et à la veille de la saison estivale, ceux de l’office de tourisme esquivent le problème.
Parmi les couples de la plage, il y en a un de Mondovì. Ils sont retraités et possèdent un studio à Menton. Ils sont arrivés il y a quelques jours en train. « Et comme toujours, à la petite gare de Garavan (la première après la frontière) c’est l’horreur : les CRS qui montent à bord, crient et trainent par terre ces pauvres garçons. Ce n’est pas juste, ce n’est pas humain. Et puis, chez nous, il n’y a plus de place, c’est le reste de l’Europe qui doit les prendre ».
INÉGALITÉ ET INDIVIDUALISME
Cet été, les conversations passionnantes échangées par courriels avec une amie partie en voyage m’ont suggéré une idée de billet à publier sur le blog. Nos discussions gravitent principalement autour de deux concepts qui sont : les inégalités et l’individualisme.
Je défends la thèse selon laquelle l’individualisme est un frein parmi d’autres à la constitution d’un mouvement solidaire destiné à lutter contre les inégalités.
Mon amie pense que de tout temps, « chacun cherche à survivre pour lui et sa famille, puis progressivement quand le niveau de vie s’améliore, à vivre le mieux possible pour lui et ses proches »
Nous nous rejoignons sur deux points essentiels ;
- les régimes communistes n’ont apporté aucune solution à la résolution du problème des inégalités, bien au contraire.
- Aujourd’hui, « une petite élite mondiale concentre l’argent et le pouvoir ». Certains mouvements « en réaction à un individualisme décrié » s’organisent pour lutter contre ce système au niveau de l'économie collaborative, par le biais des réseaux sociaux, de nombreux bénévoles s’investissent dans des associations.
Quelques idées émergent de cette correspondance…
Il existe 2 types d’inégalités : naturelles et sociales.
La politique devrait s’employer à rectifier ou, de manière plus réaliste, atténuer les inégalités naturelles et surtout sociales. Or, force est de constater que, quels que soient les gouvernements successifs, les inégalités se creusent...
Ce n’est pas moi qui le dis, mais le très respectable Institut national de la statistique INSEE.
Et pourtant, pourquoi les laisser pour compte, ceux qui souffrent de discriminations ne se regroupent-ils pas pour revendiquer plus de justice ?
François Dubet1 fait la remarque suivante :
« Si la conscience des inégalités semble s’accentuer, elle ne débouche pas pour autant sur des formes d’action collective véritablement intégrées et organisées. »
Certes, les réseaux sociaux jouent désormais un rôle important en termes de lien social favorisant des mouvements remarquables, Les Indignés, Le Printemps arabe, Occupy Wall Street (OWS), mais ces mobilisations s’essoufflent faute d’un véritable projet collectif.
Les déçus de la gauche, celle même dont la mission relève de la réduction des différences, de l’amélioration des conditions d’existence des plus démunis, du maintien du niveau de vie des classes dites « moyennes », se tournent, en désespoir de cause, vers le parti obscur qui rend « l’autre pauvre », l’immigré, l’étranger, coupable de leurs maux. Ils se réfugient dans un constat amer et résigné, voire haineux, mais se mobilisent peu.
De l’individualisme démocratique à l’égocentrisme.
La tendance à l’individualisme dans nos sociétés contemporaines me semble expliquer bien des choses. À cet égard, le sociologue Olivier Bobineau2 fait la remarque suivante :
« Quand nous disons « individualiste », il n’y a pas de jugement de valeur. Il s’agit, à la suite de l’anthropologue Louis Dumont, de signifier que notre modernité consacre un état d’esprit d’individus égaux et libres, contrairement à l’esprit des sociétés anciennes où régnait une compréhension foncièrement inégalitaire et hiérarchique du lien entre les hommes, avec la subordination à la société des éléments et parties la composant (Dumont, 1966, 1977 et 1991) »
Ce constat peut être attribué à différents facteurs, parmi lesquels certains me sont apparus comme déterminants :
La génération « contestataire » s’oppose à la génération « attestataire »
D’une part, les générations issues de mai 68 en réaction à une éducation rigide et liberticide tentent de donner à leur progéniture tout ce dont ils ont été privés, à savoir l’épanouissement, l’autonomie. L’enfant devient alors le centre de l’intérêt familial et développera, dans certains cas à l’âge adulte, un égo surdimensionné. Il refuse les règles collectives et fait preuve d’une absence de compassion envers autrui.
Les années 80 ; l’avènement d’un nouveau capitalisme
Parallèlement, les bouleversements économiques et technologiques, la flexibilité du travail, ont entrainé un processus croissant d’individualisation des relations. Depuis le début des années 80, le néolibéralisme prône davantage les droits individuels que les droits collectifs. Le profit, la performance, la précarisation de l’emploi contribuent à la mise en concurrence des salariés lesquels, précédemment se rassemblaient pour lutter contre un « ennemi commun ». C’est le règne du « chacun pour soi ».
François Dubet1 pense que l’homme moderne ressent les inégalités comme brutales, même si elles le sont parfois moins qu’auparavant, tout en se considérant comme responsable de ce qui lui arrive.
Le consumérisme ; le désir anéanti par les pulsions
Enfin, le système économique par lui-même encourage un certain narcissisme en jouant sur les pulsions, antagonistes du désir, que Bernard Stiegler3 considère comme un des fondements de notre société consumériste. « Or, généralement, ce qui fait la valeur de la vie (aimer quelqu’un, admirer une œuvre, défendre une idée...) n’a pas de prix : les objets du désir sont par structure infinis, c’est-à-dire incalculables. En les soumettant au marché, on détruit le désir, qui est réduit à un calcul. Cela produit une société démotivée, qui a perdu toute confiance en elle, où il n’y a plus de relations sociales, et où triomphe le contraire du désir, à savoir la pulsion : la guerre de tous contre tous, une société policière » « Une société très dangereuse. »
Aujourd’hui, nous sommes entrés dans ce qu’Olivier Bobineau nomme l’ère de « la troisième modernité »* ou ère du « tribalisme » dans laquelle l’individualisme perdure. L’individu appartient à des microgroupes. Il leurs manifeste son intégration par des signes d’identification tels les vêtements, les tatouages, etc. l’homme hypermoderne est engagé dans « une construction identitaire selon ses desiderata. ».
Au regard de ce constat somme toute assez pessimiste, on peut s’interroger sur le moyen de faire société.
Comment construire un avenir commun ?
La contrepartie d’un individualisme exacerbé entraine également une exigence et un sens critique très développé envers les institutions, le pouvoir. Pour aller plus loin, on assiste sur l’ensemble de la planète à un attachement croissant aux droits de l’homme.
- Mondialisation, développement des communications
La mondialisation conduit les citoyens à faire preuve d’ouverture et donc de tolérance. L’altermondialisme représente une des premières manifestations politiques d’un engagement citoyen, coopératif, associatif à l’échelle mondiale. Au plan local, des initiatives de soutien scolaire, de loisirs éducatifs, de banques alimentaires, d’action sociale d’urgence, se constituent.
Le développement d’Internet favorise les échanges et le partage : logiciels libres, sites internet collaboratifs, forum.
- Économies parallèles
On assiste au développement de nouvelles formes d’économie plus respectueuses de l’environnement et plus humaines : microcrédit, structures d’économie sociale et solidaire, réseaux coopératifs.
- L’éducation
Parmi les moyens de lier le « je » et le « nous », l’éducation doit jouer un rôle primordial en mettant l’accent sur une réelle égalité des chances ;
- une école offrant les mêmes possibilités de réussite à tous en allouant plus d’aides à ceux qui en plus besoin.
- un système éducatif qui veille à lutter contre les discriminations et l’exclusion.
Du territoire à l’ensemble du monde : une participation citoyenne à la vie politique s’impose.
La reconnaissance des individus en tant que citoyens égaux devant le droit et la reconnaissance de la dignité des personnes dans leur diversité constituent des prérequis fondamentaux pour faire société. L’accroissement des injustices qui alimente les peurs, les replis et les recherches d’identités entraine des formes de demandes de légitimations émanant d’individus ou de groupes. Ces revendications témoignent d’une aspiration à l’équité et d’un besoin profond : celui d’être inclus dans l’échange social. Cette intégration pourrait prendre pour expression le droit de vote local pour les résidents étrangers, dispositif complété par d’autres mesures comme la représentation politique, la participation civique et sa valorisation, la visibilité médiatique.
Or, la dimension autocratique de l’état est un frein au sentiment d’appartenance du citoyen à une communauté. Ce dernier se sent de plus en plus évincé du débat et les représentants politiques en raison de leur éloignement des préoccupations quotidiennes du peuple se coupent chaque jour davantage de leur électorat. L’organisation de l’Europe en ce sens a accentué cette impression d’isolement de la population par rapport à ses dirigeants.
Dominique Rousseau5 dans un entretien avec Joseph Gonfavreux pour Médiapart exprime la nécessité d’une participation civile à la vie politique : « Aujourd’hui, l’Assemblée nationale représente le citoyen abstrait et il faut une autre assemblée pour représenter les citoyens concrets, c’est-à-dire situés dans leurs activités professionnelles et sociales. Et il faut bien sûr reconnaître à cette assemblée un pouvoir délibératif et non seulement consultatif. »
L’abbé Emmanuel, Joseph SIEYÈS
(1748 - 1836), célèbre dès 1788 par son Essai sur les privilèges synthétise avec la plus grande pertinence les aspirations du peuple :
Vers la fin du travail ?
Mais, pour s’investir dans la vie de la cité encore faut-il du temps…
Depuis le XIXe siècle, le travail occupe une place prédominante dans l’activité humaine. Or, nous constatons que beaucoup d’entre nous, conséquence de la crise, mais aussi, développement des nouvelles technologies en sont privés. Certains économistes pensent même, à l’instar de Jeremy Rifkin6 que les emplois sont condamnés à disparaître en grande partie : nous entrons dans l’âge de l’informatisation, qui ne pourra jamais absorber les millions de travailleurs qu’employaient l’agriculture, puis l’industrie, puis le tertiaire.
Est-ce un mal social ou une occasion offerte à l’homme de mettre à profit un temps libéré pour se consacrer à d’autres activités que celles assez réductrices de ses obligations professionnelles ?
L’allocation d’un revenu inconditionnel attribué au citoyen dès sa naissance jusqu’à sa mort représente non seulement un moyen de résorber la pauvreté mais aussi une opportunité pour l’individu exonéré d’un travail aliénant de s’investir dans la société civile.
Un engagement politique, associatif constitue une source d’épanouissement et un sentiment d’utilité sociale.
« Le travailleur n’est pas seulement un travailleur, un producteur, c’est aussi un corps, un esprit, un parent, un citoyen, et chacun de ces rôles nécessitent un temps propre, une disponibilité qui fait obstacle à la pure logique du marché » écrit Dominique Méda4.
Repenser la société
Nous aurons compris que l’application des diverses transformations sociales et politiques évoquées tout au long de ce texte exige la refonte de notre modèle de société, de ses structures mêmes, économiques et philosophiques.
Au regard du dérèglement écologique, du profond malaise social et politique, nous constatons que ni le système néolibéral actuel ni les régimes politiques expérimentés tout au long de l’aventure humaine n’apportent de réponses véritablement satisfaisantes.
Sans doute faut-il songer à vivre différemment, de manière plus simple, sans pour autant renoncer aux progrès technologiques que l’on peut mettre au service de la population et de la nature ?
L’individu ne peut se résigner au statut réducteur de consommateur qui engendre beaucoup de frustration et jamais de véritable satiété.
Il existe en chacun de nous bien d’autres sources de richesse.
- * Notes : « la troisième modernité » succède à « la première modernité » et « la seconde modernité ». Le concept même de modernité repose sur la notion de séparation : séparation des pouvoirs, séparation de l’État et des Églises, de la sphère publique et de la sphère privée, des institutions et des sentiments (Donegani & Sadoun, 2007, pp. 7 et 427).
La première modernité couvrirait la période du milieu du XIXe siècle aux années 1960. Cet « individualisme abstrait » (De Singly 2005) met en avant la vision d’un individu doué de raison qui, à la suite des Lumières, s’émancipe des traditions communautaires.
À partir des années 1960, avec la deuxième modernité apparaît « l’individualisme concret ». Avec ce dernier, « Il ne s’agit plus tant de se séparer de ses attaches communautaires au nom de la raison émancipatrice que de développer l’individu en revendiquant son originalité, son authenticité et son indépendance » (Bobineau & Tank- Storper, 2007).
Dans le cadre de la troisième modernité, « l’individu se construit et se singularise aujourd’hui non pas tant en se référant à son authentique et originale individualité (deuxième modernité) » qu’en s’appropriant des caractéristiques communautaires et affinitaires – celles de son quartier, de sa région, de sa culture singulière, de sa religion, de ses réseaux de prédilection... ou encore celles de ses parents. Affinités, par conséquent, partagées en cercles restreints.
Quelques repères bibliographiques.
1 : François Dubet est sociologue et directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Inégalités et justice sociale, sous la direction de François Dubet. Éd. La Découverte. Pourquoi moi ? L'expérience des discriminations, Éd. Seuil, 2013.
2 : Olivier Bobineau, est sociologue « La troisième modernité, ou l'individualisme confinitaire » SociologieS [En ligne], Théories et recherches, mis en ligne le 06 juillet 2011, URL : https://sociologies.revues.org/3536
3 : Bernard Stiegler est philosophe, directeur de l’IRI, Institut de Recherche et d’Innovation au Centre Georges Pompidou et président de « ARS INDUSTRIALIS », cercle de réflexion. Ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue, de la pharmacologie, Éd. Flammarion, 2010. États de choc - Bêtise et savoir au XXIe siècle, Éd.Fayard/Mille et une nuits, 2012.
4 : Dominique Méda est normalienne philosophe et sociologue Professeure de sociologie à Paris-Dauphine. Elle est également directrice de l'Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso). Qu’est-ce que la richesse ? Réed.Champ-Flammarion, 2000. La mystique de la croissance. Comment s'en libérer, Éd. Flammarion, 2013.
5 : Dominique Rousseau est professeur de droit constitutionnel à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et préconise l’écriture d’une nouvelle constitution. La Ve République se meurt, vive la démocratie, Éd. Odile Jacob, 2007.
6 : Jeremy Rifkin : La troisième révolution industrielle Éd. Les liens qui libèrent, 2012, La Fin du travail Éd. La Découverte, 2007.
Les Alpes et l’homme ; une cohabitation possible ?
Annibale Salsa dans un texte publié dans la revue Dislivelli du mois d’avril 2014 ayant pour titre Les nouveaux montagnards du XXIe siècle pointe sur un certain "fondamentalisme environnemental" qui va jusqu'à entraver la vie quotidienne de la population elle-même.
Inversement, l’urbanisation sauvage de certaines stations de ski avec toutes les dégradations de l’environnement qu’elle engendre n’est certainement pas une solution. Certains sites des Alpes centrales et orientales inspirent un véritable sentiment d’harmonie entre l’activité humaine et la nature. Il semble qu'il existe dans ces territoires un prototype d'assimilation de l'homme au milieu montagnard qui pourrait servir de modèle à l’ensemble des acteurs du massif.
Sans doute la recette réside-t-elle dans le fait que ces régions intègrent une culture de la montagne sans discontinuité depuis la nuit des temps. Elles ont subi en proportion moindre, les mouvements d'exode qui ont participé à la désertification de certains territoires alpins.
Aujourd’hui, on observe un phénomène de repeuplement de certaines régions de l’arc alpin. L’économie dématérialisée pourrait, en supprimant les problèmes de déplacements dus au relief, représenter une voie, parmi d’autres, à explorer.
L’anthropologue et ex-président du CAI nous livre dans cet article une analyse passionnante de l’état des Alpes contemporaines, à la recherche d’une voie médiane entre tradition et modernité, viabilité économique et protection de l’environnement.
Habiter les Alpes au XXIe siècle
D’après un texte de Annibale SALSA*
La « sportivisation » de l’espace montagnard et un certain environnementalisme fondamentaliste d’essence urbano-centrée ont transformé les hautes terres de ce beau pays en un espace de contradictions. Mais comme en témoigne la publication de Dislivelli « Nouveaux montagnards. Vivre dans les Alpes en XXIe siècle », aujourd’hui, le scénario est en train de changer. Et nous assistons stupéfaits à l’émergence des « nouveaux montagnards ».
L’héritage du patrimoine montagnard, qui nous a été transmis dans la seconde moitié du XXe siècle, est celui d’une montagne inhabitée, rejetée, marginalisée ou idéalisée sous un angle rhétorique. Le rendez-vous avec le boom économique après la Seconde Guerre mondiale a coïncidé avec le développement de la ville, la métropole plus particulièrement, et avec une représentation bipolaire des hautes terres comme une relation schizoïde. D’une part, il y a la mère et la marâtre du monde de la montagne des vaincus, tel qu’elles sont vécues par la population comme hyper-lieu de la souffrance et non-lieu des opportunités vitales. La dualité entre nostalgie et déni a traversé les années soixante, soixante-dix et quatre-vingt du siècle dernier. D’autre part, la montagne des citadins a créé une autre forme d’ambivalence, tout aussi pernicieuse. Le désir de consommation et de divertissement a contribué à transformer certains territoires en aire de loisir, en terrain de jeu.
À certains égards, ce point de vue semble faire écho, mais avec des accents différents, à la représentation des Alpes définie par l’alpiniste anglais Lesley Stephen en termes de « terrain de jeu de l’Europe ». Cela s’est traduit par un excès de « sportivisation » de l’espace montagnard, responsable de la construction des stations de troisième génération et des installations visant à la pratique du ski total, délibérément exemptée de tout lien avec les résidents de la communauté. Dans cette affirmation de l’absolutisme d’une culture unique, la notion de « territoire » est dépossédée de sa véritable signification socio-anthropologique et réduite à l’expression « terre » de glisse.
Le revers de la médaille de cette conception a donné lieu à l’émergence d’une écologie fondamentaliste, d’essence urbano-centrée, polarisée sur le contraste entre l’homme et l’environnement. Les années soixante et soixante-dix ont posé des problèmes primordiaux de nature écologique, rendant indispensable la nécessité d’aborder la question des limites à la croissance.
La débâcle urbanistique, conséquence d’une montagne colonisée par les styles architecturaux kitch et les modes de vie qui en découlent, ont violé, dans leur orgie consumériste insatiable, cette notion de limite dont la montagne constitue un rappel perpétuel, physique et moral, malgré les séductions de la société du no-limit.
Il ne pouvait donc pas ne pas émerger une conscience critique à ce sujet.
Toutefois, l’attitude adoptée pour répondre aux nouvelles urgences environnementales, tend à considérer les populations alpines de plus en plus résiduelles, comme un obstacle à la libre expression de la nature. La philosophie de la gestion des parcs, surtout nationaux, a été conditionnée par une vision purement conservatrice où l’autochtone est perçu comme un intrus. À cet égard je me souviens des vieilles polémiques au sein des parcs entre les habitants, les administrateurs et les protectionnistes.
Dans ce contexte, il s’est installé une sorte de fausse conscience. À une « culture du oui » tolérant sans discernement toutes les formes d’infrastructures défigurant le paysage s’oppose une « culture du non », non moins irréductible, sur le front de l’interdiction. L’idée du paysage comme un espace d’interdépendance entre les montagnards et le milieu naturel a été totalement occultée.
Les quelques habitants survivants ont dû composer avec une bureaucratie asphyxiante et décourageante dans leur gestion des activités traditionnelles agricoles, sylvicoles et pastorales. Entretemps, l’évolution de la philosophie de la défense de la nature d’une position de tutelle passive vers des formes actives de protection, en particulier à la lumière d’une perception de l’environnement déclinée en termes de complexité, réserve un champ de plus en plus vaste, à une conception mâture du paysage ; non plus la dimension contemplative et esthétisante d’essence idéaliste, à l’origine des premiers actes législatifs dans l’Italie des années 1930 (Loi Bottai 1939) refuge sécurisant pour « belles âmes » hégéliennes. Au contraire, il y a une prise de conscience récente et croissante du rôle inéluctable des nouveaux hommes de la montagne considérés comme « bâtisseurs de paysage », « faiseurs de Montagne » au sens de Bernard Debarbieux. La coexistence des philosophies antagonistes du « tout permis » ou « tout interdit » a transformé le « beau pays » en un territoire de contradictions. La poursuite obsessionnelle de la vitesse à tout prix a réduit la montagne à un stade de ski et d’alpinisme, faisant imploser la relation espace-temps et suscitant l’oubli de la valeur d’un monde profondément influencé par la nature et la culture. Ces deux facteurs, plutôt que d’être placés dans un rapport de convergence et d’ascendance réciproque, ont été représentés en termes d’opposition.
Aujourd’hui nous assistons stupéfaits à la naissance de « nouveaux montagnards ». Qui se souvient des années d’après-guerre, caractérisées par l’anathème envers la montagne, éprouve un sentiment de surprise en observant les témoignages d’intérêt pour la vie sur les hautes terres.
Qu’il soit question du phénomène de « retour au pays » ou de ceux qui cherchent des lieux offrant une qualité de vie dans un monde de plus en plus invivable pour des raisons imputables à l’émergence de nouveaux besoins (« désir de communauté » de Zygmunt Bauman ?), nous sommes, à l’évidence, en présence de faits complètement inattendus.
Quand la montagne semblait devoir osciller entre l’exploitation industrielle, le consumérisme ludique et la mythification de la nature sauvage, personne n’aurait pensé qu’il subsiste encore un espace pour une action de repeuplement.
Aujourd’hui, le scénario se transforme. Cependant, il apparait comme nécessaire de s’interroger sur l’existence d’une place pour « l’homme de la montagne », en dehors des stéréotypes folkloriques, alors qu’il se sédentarise ou devient berger transhumant et doit faire face à la recrudescence des grands prédateurs.
L’idée de la montagne comme un espace réduit à une nature « intacte » et dépourvue d’êtres humains contraste en fait avec l’histoire du paysage alpin et les nouveaux « désirs de montagne ». Il faut, par conséquent, une gouvernance novatrice capable de tirer profit des erreurs du passé et d’accompagner la demande actuelle dans le but d’assurer un avenir humain et écologique à nos montagnes.
* Sa biographie en quelques mots…
Annibale Salsa (1947), Anthropologue, ex-président général du CAI, ex-doyen de l’Université de Gênes, Président du Comité Scientifique de l’Accademia della Montagna del Trentino, Membre du Comité Scientifique de la Fondazione Unesco-Dolomiti.
Vainqueur de la carde d’or de l’Itas 2008 et autres consécrations internationales avec l’essai « Il tramonto delle identità tradizionali » (Priuli & Verlucca).
Conférencier et auteur de multiples publications, également dans des contextes internationaux : scientifiques, historiques, sur l’identité des minorités linguistiques dans les Alpes.
Membre du Groupe Italien des écrivains de Montagne (GISM). Auteur – à la demande de Reinhold Messner d’un chapitre de l’ouvrage « Dolomiti Patrimonio dell'Umanità ». Éditorialiste au quotidien trentin « L’Adige ».
Dans son blog Le Ficanas, Christian Gallo nous fait part d’une excellente nouvelle : Le concert de Trilok Gurtu au CEDAC de Cimiez à Nice, le 17 mai dernier.
C’est l’occasion de tirer un coup de chapeau à quelques courageux et visionnaires agitateurs culturels…
Le CEDAC de Cimiez grâce à l’initiative de Pierre De Maria, nous offre dès le milieu des années 80 le Jazz le plus avant-gardiste du moment, prenant le relais hivernal du Festival de Cimiez. L’identité de ce dernier, dans les années 80-90, reposait sur deux particularités : d’une part, la convivialité d’une fête populaire se déroulant dans un cadre mythique, d’autre part, la représentation majoritairement qualitative de la production musicale la plus inventive de l’instant.
Le CEDAC suit depuis cette époque cette ligne de programmation, enchantant les périodes de disette musicale, tandis que le rebaptisé Nice Jazz Festival s’est éloigné d’année en année, tant géographiquement que culturellement, de sa vocation initiale.
Il est vrai que la disparition de Miles Davis, Joe Zawinul, Jaco Pastorius, Michael Brecker et plus récemment Paco De Lucia prive l’offre musicale de certains de ses représentants les plus intéressants, mais il reste de grands créateurs tels Chick Corea, Herbie Hancock dont la relève parait assurée par quelques étoiles montantes comme, le jeune Géorgien Beka Gochiashvili, l’Arménien Tigran Hamasyan ou encore l'Israélien Yaron Herman.
Le Nice Jazz Festival pendant plusieurs années a dérivé vers des voies mal définies produisant des artistes de variété internationale ou de pop musique n’ayant que peu de rapport avec le Jazz. Désormais, il semble rejoindre une direction plus conforme à son expression première.
Cependant, son déracinement vers un centre-ville chaotique lui ôte la magie que lui conférait l’environnement féérique de l’oliveraie de Cimiez. Cette osmose entre culture et nature faisait de ce festival, un évènement unique dans le paysage des manifestations estivales. C’était une sorte de « Contre Juan Les Pins », la représentation jazzistique par essence de l’été, dont la prestigieuse programmation ne prend guère de risque en proposant des artistes de grande qualité certes, mais déjà célèbres et frustrant ainsi le public de nouvelles émotions.